Opération liberté – Des droits sont violés sous prétexte de sécurité nationale

Le Devoir

Opération liberté – Des droits sont violés sous prétexte de sécurité nationale

Photo: Alain Renaud – Robert Samson, caporal à la GRC, lors de son passage en cour au sujet du scandale du vol des listes de membres du PQ
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Ce texte fait partie d’un cahier spécial.

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En 1978, la Ligue des droits et libertés a donné un grand coup avec son Opération liberté. Elle a ainsi alarmé la population sur les actes illégaux commis par la Gendarmerie royale canadienne (GRC), la Sûreté du Québec (SQ) et le Service de police de la Communauté urbaine de Montréal (SPCUM) au nom de la « sécurité nationale ».

Le 26 juillet 1974, un homme est blessé par l’explosion d’une bombe qu’il allait lui-même déposer à la résidence du président-directeur général de Steinberg, à Ville-Mont-Royal, alors qu’un conflit de travail sévissait dans la chaîne d’alimentation. Or cet homme s’est révélé être Robert Samson, un agent des services secrets de la GRC relevant de la section antiterroriste. En 1976, lors de son procès, M. Samson a reconnu que la police fédérale avait réalisé un cambriolage dans les locaux de l’Agence de presse libre du Québec (APLQ) et du Mouvement pour la défense des prisonniers politiques (MDPPQ) durant la nuit du 6 au 7 octobre 1972. Ces révélations ont poussé le gouvernement Lévesque à mettre en place la commission Keable, dont le mandat, qui consistait d’abord à enquêter sur ce cambriolage, s’est élargi à toutes les opérations policières du genre effectuées au Québec.

Car l’affaire Samson n’était qu’une brique de plus dans tous les soupçons dirigés vers les corps policiers de l’époque. Durant la décennie 1970, les preuves d’infiltrations, de cambriolages, de provocations et d’espionnages illégaux des syndicats, des groupes sociaux et des partis politiques se sont multipliées.

Le 6 juillet 1977, le solliciteur général du Canada, Francis Fox, a annoncé la création de la commission McDonald sur les activités illégales de la GRC. Quelques mois plus tard, M. Fox a reconnu que ce cambriolage n’était pas un cas isolé, que la GRC avait aussi perquisitionné, de manière clandestine, des transcriptions de bandes d’ordinateur contenant le nom des membres du Parti québécois et des renseignements financiers confidentiels sur ce dernier. Il a aussi admis l’existence du dossier Featherbed, regroupant des informations sur la vie publique et privée de politiciens, de journalistes et de fonctionnaires. La même année, l’Opération cathédrale, par laquelle la police fédérale ouvrait illégalement le courrier depuis plus de 40 ans, a été dévoilée.

Vigilance

En mars 1978, la Ligue des droits et libertés a formé un comité chargé de se pencher spécifiquement sur les questions de sécurité nationale pour faire un travail de vigilance, d’analyse, de prise de parole et de mobilisation. Toutes ces révélations ont éclaté au moment où la Ligue entrait dans un nouveau virage. Après l’adoption de la Charte des droits et libertés et la création de la Commission des droits de la personne en 1975, elle a redéfini son action.

« À cause du climat politique, la Ligue s’est radicalisée et s’est rapprochée du mouvement ouvrier, des syndicats et des mouvements communautaires organisés, se remémore Dominique Boisvert, qui était membre de ce comité à la fin des années 1970. Par rapport aux commissions McDonald et Keable, elle a commencé à devenir un chien de garde plus proactif, à revendiquer, à faire pression pour améliorer le droit, à traiter les cas des laissés-pour-compte par la Charte, plutôt que d’être seulement cantonnée à la défense des droits, qui, en principe, devait être assurée par la Commission des droits de la personne. »

La commission McDonald se déroulait dans l’indifférence et ne soulevait pas l’intérêt qu’elle méritait. Le comité s’est donc attelé à réaliser un travail de sensibilisation et a commencé à publier des bulletins spéciaux en papier journal. Ces publications visaient à « éveiller la population », à vulgariser les enjeux pour « monsieur et madame Tout-le-monde et à leur donner des outils pour s’approprier ces questions ».

Dominique Boisvert avait reçu un budget de la Faculté d’éducation permanente de l’Université de Montréal pour suivre la commission McDonald à temps plein. L’Opération liberté a mené à la tenue d’un colloque sur le sujet qui a regroupé quelque 400 personnes, du 26 au 28 mai 1978. Il en est ressorti une déclaration de principes, dans laquelle on retrouvait des revendications concernant la commission Keable, l’adoption de nouvelles lois et l’abrogation de lois répressives. Ensuite, la Ligue a publié, aux Éditions Québec Amérique, un résumé de son travail d’analyse dans un livre intitulé La police secrète au Québec.

Évidemment, la Ligue a remis un rapport à la commission McDonald. Après les recommandations de cette dernière, les services de renseignement de sécurité nationale ont été retirés des mains de la GRC et un organisme civil a été créé pour prendre la relève, ce qui a ainsi donné naissance au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).

Sensibilisation

Dominique Boisvert considère que le travail de l’Opération liberté a, quant à lui, aidé à la sensibilisation graduelle de la population à l’importance des enjeux de droit. « Le contexte a servi énormément au Québec à faire connaître la notion de sécurité nationale, qui était évidemment très importante et présente en Amérique latine, mais qui était un concept étranger pour les gens d’ici », se rappelle-t-il. Ce travail de sensibilisation favorisera la mobilisation lors des controverses sur les certificats de sécurité dans les années suivantes, comme lors de l’affaire Regalado.

Et, 35 ans plus tard, il semble pertinent de tirer des leçons de l’Opération liberté. « La préoccupation des droits a des hauts et des bas. Il y a des périodes où l’on est très sensible et d’autres où on les oublie. Actuellement, on est clairement dans une période de ressac », observe M. Boisvert.

Les questions de sécurité nationale n’en demeurent pas moins toujours d’actualité. L’infiltration d’un contingent syndical lors du sommet de Montebello en 2007 a été démontrée. Les controverses entourant les certificats de sécurité, comme le cas récent d’Adil Cherkaoui, mobilisent moins, « parce que c’est presque toujours dirigé vers des musulmans et des Arabes, qu’on associe facilement à la menace terroriste », remarque M. Boisvert.

Dominique Boisvert ose un rapprochement entre l’Opération liberté et les demandes formulées par certains groupes pour obtenir une commission d’enquête sur le travail des policiers durant le printemps étudiant de 2012. « Le contexte est un peu différent, mais il y a eu plusieurs abus policiers qu’on a pu visualiser, filmer, documenter. Le pouvoir dit la même chose qu’il disait [dans les années 1970], soit que ce sont des bavures, des pommes pourries. L’idée, c’est de dire qu’on veut aller voir le système autour de ça et que ce ne sont pas que des pommes pourries. »

De plus, les événements des années 1970 peuvent nous rappeler l’importance du droit à la vie privée en cette époque où la collecte d’informations personnelles via Internet fait à peine sourciller. « La technologie a réussi, je ne sais trop comment d’ailleurs, à nous coopter de telle sorte qu’on aime tellement nos gadgets, et c’est devenu tellement complexe de toute façon, que les gens ont de la difficulté à se faire convaincre qu’ils devraient surveiller leurs mots de passe et les changer régulièrement », constate M. Boisvert.

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