«Nègres blancs d’Amérique» 55 ans après

Jean-François Lisée

1 avril 2023, CHRONIQUE, Le Devoir

L’auteur était le plus souvent debout. En l’absence de chaise ou de table, il écrivait penché sur le lit superposé du haut. Il n’avait pas de stylo, c’était interdit. Il usait ses bouts de crayon à mine, sans rien avoir pour les aiguiser. En haut de chaque page subtilisée à la cantine, il écrivait, en anglais, « Notes for my lawyer », seule façon d’avoir le droit de mettre quoi que ce soit sur papier. Il ne savait pas d’où venait sa soudaine fluidité d’écriture. D’autant qu’il sortait d’une grève de la faim d’un mois qui lui avait soustrait 25 kilos. Il pouvait écrire de jour comme de nuit, l’ampoule ne s’éteignait jamais.

« La fatigue provenait moins de la faim que du bruit infernal qui régnait dans la prison, a-t-il raconté. À toute heure du jour, il se trouvait des détenus pour taper à corps perdu sur les murs métalliques des cellules ou pour improviser des rythmes assourdissants de tam-tam. D’autres hurlaient jusqu’à épuisement leur terreur ou leur désespoir. D’autres encore s’ouvraient les veines et déclenchaient par leur acte un tumulte ahurissant. Un Noir mit le feu à ses vêtements et chercha ainsi à s’immoler. Un autre se jeta tête première du deuxième étage de notre section. Un troisième fut battu à mort par les surveillants dans sa cellule. »

C’est ainsi qu’est né l’essai québécois le plus lu au monde. Celui qui fit scandale, lors de sa publication il y a 55 ans. Celui dont le titre seul, aujourd’hui, peut mettre fin à des carrières journalistiques ou universitaires, scandaliser le CRTC, pousser une commission scolaire anglophone de Montréal à apposer un autocollant pour cacher le mot offensant dans chaque exemplaire d’un manuel.

Pierre Vallières et son camarade Charles Gagnon occupaient cette cellule de la prison des hommes de New York, surnommée The Tombs, Le sépulcre, en septembre 1966, pour avoir « troublé la paix » en manifestant devant l’édifice de l’ONU en faveur de l’indépendance du Québec. Les deux prisonniers sont surtout accusés d’avoir organisé, plus tôt cette année-là à Montréal, des attentats du Front de libération du Québec.

Vallières noircit donc les pages « avec la fébrilité de celui qui sait qu’il peut être déporté à tout instant et qui profite de chaque minute de libre expression qu’il lui reste encore ». Il pond donc en deux mois 90 % d’une oeuvre qui fera 540 pages chez l’imprimeur. Les deux tiers des feuillets sont déjà sortis de la prison lorsque l’extradition vers Montréal se produit.

Paniqué à l’idée que le dernier tiers sera saisi par des policiers québécois, qui eux lisent le français, Vallières offre un troc aux agents américains de l’immigration venus le saisir au sortir de sa prison : il ne résistera pas physiquement à cette nouvelle arrestation si les agents remettent les pages restantes à son avocat. Si ces agents n’avaient pas tenu parole, rapporte Vallières, le livre n’existerait pas. L’auteur est absent du lancement, le 14 mars 1968, car emprisonné et en procès pour les attentats qui lui sont attribués.

Vallières tenait à son titre, mais l’idée n’était pas neuve. Comme le rappelle Daniel Samson-Legault dans sa méticuleuse biographie de Vallières, Le dissident, chez Québec Amérique (que je recommande chaudement), l’expression avait été utilisée avant lui par Marie-Victorin, les journalistes Jean Paré, Yves Michaud et quelques autres pour décrire la condition des Canadiens français.

Vallières la reprend à répétition dans l’ouvrage et s’en sert comme d’un synonyme d’« opprimé ». Il l’associe d’ailleurs à toutes les victimes du capital, y compris aux ouvriers blancs américains. « C’est en anglais que ce concept se formula spontanément dans ma tête. White Niggers of America. Les Noirs américains furent les premiers, et pour cause, à saisir ce que pouvait être, sur les rives du Saint-Laurent, la condition particulière des Québécois francophones. »

Il ne dit pas à quels Noirs il fait référence, mais on sait que le leader noir américain de l’époque, Stokely Carmichael, qui viendra à Montréal, n’a rien à redire sur cette appropriation sémantique. De même, après avoir trouvé le titre très drôle, Aimé Césaire, inventeur du concept de « négritude », dira que Vallières avait bien compris qu’il ne s’agissait pas que de couleur de peau. Vallières use avec autant de liberté du terme « esclavage », une condition qu’il dit retrouver chez tous les dépossédés. On est dans l’hyperbole, pas dans la nuance.

Le livre fait fureur. Environ 50 000 exemplaires vendus au Québec, presque autant aux États-Unis, sans compter les versions allemande, espagnole et italienne. Brusquement, en 1969, l’auteur, l’éditeur — le poète et futur ministre péquiste Gérald Godin pour la maison Parti pris — et même la dactylo sont accusés d’avoir, en publiant l’ouvrage, fait oeuvre de sédition. Un crime passible de 14 ans d’emprisonnement.

Le ministre de la Justice de l’Union nationale, Rémi Paul, fait saisir tous les exemplaires en circulation, y compris celui du dépôt légal à la Bibliothèque nationale du Québec. L’accusation n’aura pas de suite. Le livre reprendra sa carrière en 1972, une fois passée la crise d’Octobre (pendant laquelle les felquistes le font lire à leur otage britannique, James Cross).

Faut-il le relire aujourd’hui ? Seulement si on veut prendre la mesure de la dépossession dans laquelle étaient plongés les Québécois du début des années 1960. Vallières décrit le délabrement et l’insalubrité de son quartier, Jacques-Cartier, sur la Rive-Sud (en forçant le trait, nuance son biographe, mais même…). Le récit biographique du jeune révolté reste poignant, celui de sa recherche intellectuelle, entre Teilhard de Chardin, Sartre, Marx et le Che, est fastidieux, mais ne manque pas de sincérité. Son appel à la violence révolutionnaire, au moment du formidable essor du Québec social, syndical, laïque, culturel et politique de 1966, était, même à l’époque, une erreur et un leurre.

Le problème n’est pas que Nègres blancs d’Amérique ait mal vieilli. Il fait simplement partie de l’histoire. Il est dans notre rétroviseur. Il a peu — rien ? — à nous dire sur le Québec d’aujourd’hui ou de demain. Son titre, seul, résonne comme un cri de liberté, comme l’audace de dire des choses avec des mots forts, en les détournant ou en leur faisant violence. Un doigt d’honneur aux censeurs d’hier et d’aujourd’hui.

jflisee@ledevoir.com / blogue : jflisee.org

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